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Cameroun / Culture africaine: Yaoundé accueille l’exposition Mémoria, récits d’une autre histoire

Philippe Malong


Une exposition consacrée aux femmes africaines dont les œuvres donnent à voir des artistes à la pratique engagée, fortes de leur pouvoir de narration.


Yaoundé, 09 février 2023. Ça grouille de monde dans le hall du Musée National du Cameroun. Le vernissage d’une exposition vient de s’achever. Parmi les gens qui prolongent leur présence en ce lieu, deux personnes se congratulent. L’un, est Yann Lorvo, Directeur de l’Institut Français du Cameroun (IFC), et conseiller de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France au Cameroun. Il sert la main de Nadine HOUNKPATIN : « Je tiens à vous remercier, lui dit-il, pour votre ténacité et aussi votre souplesse ». Et elle de lui renvoyer la politesse : « C’est moi (…qui vous remercie), pour la confiance charriée en nous ». Elle lui rappelle que sans la souplesse et la ténacité, on ne travaille pas avec l’Afrique ; lui demande de remonter les difficultés de l’organisation de l’évènement auquel ils assistent, au ministère camerounais de la culture. « Ça c’est mon travail », la rassure-t-il, tout en demandant en retour à Nadine d’en parler en France où elle devrait retourner le lendemain. Malgré les difficultés rencontrées, les deux sont satisfaits de l’organisation de cette exposition, dont la spécificité selon Nadine, est que les artistes ont travaillé en résidence au sein même du Musée National.


Aux origines de l’exposition…

En réalité Nadine HOUNKPATIN a l’habitude de ce genre d’évènements. Consultante en projets artistiques et culturels au sein de l’agence de production ARTNESS, qu’elle a co-fondé avec son associée Céline Seror, elle conçoit, développe et produit des projets en rapport avec les scènes artistiques, créatives et culturelles en provenance d’Afrique et des diasporas. Par ses différentes activités, cette Béninoise participe activement à la mise en avant des nouvelles voix et narrations en provenance du continent africain et de ses diverses diasporas, en Afrique et dans le reste du monde. Elle est ainsi à l’origine de l’exposition dont le vernissage vient de s’achever au Musée National camerounais, et dont le titre est « Mémoria : récits d’une autre histoire ».

Le projet nait lors du Focus Femmes de la saison culturelle Africa 2020 dirigée par N’Goné Fall. A travers plus de 200 événements organisés dans toute la France, la diaspora africaine examine le regard des femmes africaines sur les grands défis du 21ème siècle, ou encore le rôle des femmes dans les sociétés africaines, de la diffusion des connaissances aux systèmes de désobéissance, en passant par l'histoire, la mémoire, les archives, les questions économiques, le territoire et la citoyenneté. Des travaux de cette saison culturelle, jaillit l’idée d’une exposition consacrée aux femmes africaines dont les œuvres délivrent leur essence et donnent à voir des artistes à la pratique engagée, fortes de leur pouvoir de narration, ancrées dans leur(s) géographie(s) fluctuante(s) et dans leur temps. L’exposition est itinérante. Elle commence au Fonds régional d'art contemporain d'Aquitaine à Bordeaux en 2021, puis est accueillie en 2022 par le Musée des Cultures Contemporaines Adama Toungara d’Abidjan. En 2023, c’est au prestigieux Musée National du Cameroun, pôle patrimonial et culturel de référence en Afrique centrale, d’accueillir l’exposition collective à Yaoundé.



La moustiquaire, témoin des violences sexuelles

Ici à Yaoundé, l’exposition présente une quarantaine d’objets, près de vingt artistes. Dans le coin d’une salle du Musée nationale, des moustiquaires portant des inscriptions sont accrochées. Chaque moustiquaire porte le nom d’un arbre, sa particularité et sa symbolique. A l’intérieur de chaque moustiquaire une autre moustiquaire imprégnée de traces de mains sanguinolentes. La lecture de cette œuvre d’art n’est pas évidente, à moins que l’artiste Ruth Belinga, ne vous l’explique. Cette performeuse camerounaise développe depuis longtemps une démarche artistique où elle établit un rapport entre les violences faites à la femme et les violences faites à la nature. Une démarche qui lui a valu le qualificatif d’éco féministe. Dans cette exposition son installation est intitulée « ma moustiquaire imprégnée. »


« Ma moustiquaire imprégnée » pourquoi ? Parce que, la moustiquaire déjà c’est un élément que le ministère de la santé, a l’habitude nous distribuer dans les familles. Et ces éléments qui je pense, sont d’abord étrangères à nos familles, arrivent chez nous et rentrent dans les endroits les plus intimes de nos maisons, c’est-à-dire nos chambres, et les moustiquaires finissent par être témoins de certaines atrocités qui se passent dans notre intimité. Vous allez voir que dans l’installation, il y a une moustiquaire à l’intérieur d’une autre. La moustiquaire qui est à l’intérieur est justement imprégnée des marques qui représentent les luttes de ces petites filles au quotidien. Et ces luttes peuvent être des luttes physiques, ou des luttes psychologiques. Parce que lorsqu’elles sont victimes de ces violences-là, très souvent, on leur interdit toute parole. Et la moustiquaire ici, elle n’est plus seulement imprégnée des produits contre le paludisme, mais elle est imprégnée de ces histoires violentes mais qui sont des histoires intimes. Et vous allez voir que sur chaque moustiquaire il y a donc des textes qui sont des récits qui concernent des éléments de la nature qui sont généralement ici des arbres. Mais derrière chaque histoire d’un arbre il faut plutôt voir l’histoire d’une petite fille. L’œuvre que vous voyez part donc des histoires des petites filles qui vivent dans nos familles, qui vivent dans nos maisons, et qui sont généralement victimes de certains types de violence, et je parle beaucoup plus ici des violences sexuelles. »


Roxane Mbanga et le malaise intime des femmes noires

En face de l’installation de Ruth Belinga, se trouve une autre, proposée par Roxane Mbanga une jeune artiste multidisciplinaire guadeloupéenne, camerounaise et française, actuellement basée à Amsterdam. Travaillant à la jonction de la mode, du cinéma, du graphisme, de la photographie, de l'écriture et de la performance, Roxane Mbanga est une conteuse d'histoires. À travers ses installations, elle explore l’identité afro-diasporique. Entre invisibilisation et hyper-visibilisation, elle s’interroge sur la place des femmes noires dans les lieux publics.

Fidèle à ses centres d’intérêt, Roxane présente ici, une œuvre intitulée « naked underneath or how to use clothing assert oneself ?», (nu en dessous ou comment utiliser les vêtements pour s'affirmer ?). Son offre à voir une sorte de kiosque de vente de vidéo sous un parasol supportant des boubous de femmes accrochés de part et d’autre. Au milieu du kiosque un écran diffuse une vidéo, et en arrière-plan de tout ce dispositif, une fresque de couleur rouge sur un mur de fond jaune.

« C’est une vidéo un peu documentaire itinérante qui a commencé au Nigéria et que j’ai poursuivi au Sénégal, où en fait je propose aux femmes une expérience, explique l’artiste de 27 ans. Et l’expérience est de les faire se vêtir d’un boubou. Ici au Cameroun ça pourrait être un « kaba ». En fait ça part du principe que en tant que femme, quand on marche dans la rue, dans les marchés ou dans les places publiques en général, on peut souvent se sentir mal à l’aise à cause du regard d’autres personnes, à cause du touché parfois, à cause des mots désobligeants et ça peut aller jusqu’aux injures. Et je me suis dit que pour essayer de lutter contre ce sentiment désobligeant d’avoir son corps dépossédé dans l’espace public, j’allais ramener l’intime que l’on ressent chez soi, c’est-à-dire le confort d’être nue sous le « kaba » ou sous le boubou qu’on a à la maison, à l’extérieur dans l’espace public, dans des espaces où généralement on peut se sentir mal à l’aise vêtu ainsi. Et la manière part laquelle je présente cela, c’est par une vidéo dans laquelle je demande à des femmes vêtues uniquement de ce boubou, de dire comment elles se sentent quand elles sont dans la rue. Là on entend clairement une femme dire qu’elle a peur. »


Reconstruire la mémoire africaine, pourquoi pas ?

Dans un autre coin, une autre installation. Sur un présentoir pendent de nombreux cubes de diverses couleurs chatoyantes. En arrière-plan de ce dispositif, un mur sur lequel sont inscrits des revendications et des dénonciations. A droite, sur autre mur, une vidéo diffuse des images de purification à grandes eaux. L’artiste pluridisciplinaire Justine Gaga dénonce ici les faits lointains et récents qui ont édulcoré la mémoire collective africaine.

« Je m’interroge sur la mémoire d’aujourd’hui. Etant donné que notre mémoire a été effacée-vous voyez là le pan du mur où je dénonce pas mal de choses qui se sont passées. Je me suis inspirée de 4 femmes que j’admire beaucoup à savoir Nathalie Yamb, Fatou Diome, Marilyn Douala Manga Bell, et Eldaa Koama qui parlent vraiment des récits qui nous interrogent au quotidien. Pour moi c’est quoi ? La mémoire qui a été effacée comment faire pour construire celle qui sera propre à nous ? Alors effectivement je m’attarde sur ces femmes parce que, elles parlent justement de l’histoire de maintenant qui va être l’histoire de demain. Donc c’est-à-dire qu’on a le présent qui va constituer le passer. Donc c’est à travers ces récits que j’ai pu constituer la vidéo que vous voyez dans l’installation. Et les boites aussi interviennent comme ce lieu secret comme notre cerveau où tout se passe, et c’est un contenu, nous sommes seuls à savoir ce qui s’y trouve. Et en réalité c’est comment aujourd’hui reconstruire, nous reconnecter à notre propre histoire pour avoir l’histoire qui est la nôtre et non celle qui est racontée par les autres ».


« Ethiopiens », les 77 têtes de l’espérance


Carine Mansan elle, est venue de Côte-d’Ivoire avec « Ethiopiens ». Une installation de 77 têtes de bronze toutes noires, disposées en gradins étagés. Le récit de cette œuvre s’inscrit à la fois dans la sphère intime et la tradition catholique. Très inspirée par la sacralité et l’esthétique des icônes religieuses et des vierges noires en particulier, la plasticienne raconte son histoire personnelle et son rapport à l’identité, qu’elle soit religieuse, sociale ou culturelle.

« Ethiopien vient du mot Aitiopius, ça signifie visage brûlé. Donc dans cette installation, j’ai décidé de lui donner ce nom parce que je considère qu’en tant que âmes incarnées, nous avons tous ce visage brûlé intérieurement. Et la vierge noire, pourquoi elle était noire ? C’est que la vierge Marie était une femme, était une mère, et dans sa vie elle a vécu une des souffrances les plus intenses pour une femme, elle a vu son enfant torturé et tué. Donc c’est une femme qui a traversé aussi ces cycles de souffrances et malgré cela dans la tradition chrétienne, c’est un signe d’espérance et de foi. Donc c’est pour ça à cette époque qu’elle revêtait cette couleur. C’était pour initier les gens à ce mystère-là, le mystère de l’espérance. Et moi, c’est venu me parler et c’est venu m’aider dans ce processus de deuil. »


Repenser la perception artistique collective

Dans Memoria, les artistes révèlent, à partir de leurs expériences intimes, une mémoire collective ; ou encore se saisissent de la mémoire comme méthode de dénonciation d’atrocités comme le meurtre horrible de Florence Ayafor à Bamenda le 29 septembre 2019, ou encore le massacre de 21 civiles dont, 13 enfants à Ngarbuh 14 février 2020. Pour Hughes Heumen Tchana, Directeur du Musée National du Cameroun une telle exposition contribue à repenser la place des artistes africains dans notre société.


« Le paradoxe du 21e siècle c’est que l’art africain est connu et pas les artistes, affirme-t-il. On trouve difficilement des noms derrière les créations artistiques et culturelles. Et aussi la plupart des musées en Afrique sont victimes de l’ethnologie du 21e siècle ; c’est quoi ? On a longtemps enfermé l’Afrique et les œuvres d’art africain dans le passé et du coup les Africains ont pensé que leur avenir était derrière eux. Et pourtant il nous appartient de nous ouvrir à la contemporalité. Accueillir de telles expositions contemporaines de nos jours, c’est aussi monter au public ce que c’est leur Afrique de nous jours. Et ça contribue à l’engagement artistique de nos jours. Les artistes doivent aussi s’engager dans la société. Vous savez ; les artistes agissent souvent comme des séismographes. Et ils savent prévenir certaines choses et retracer les choses à travers leurs créations artistiques et culturelles. Vous verrez que nous avons ici dans cette exposition, environ 44 objets, 6 installations, 17 artistes qui réécrivent leur mémoire à leur manière, à travers les œuvres d’art. Que ce soit de l’intime la politique et même le personnel. Et c’est intéressant ces différents médiums utilisés pour présenter ces différentes œuvres artistiques et culturelles »

L’exposition qui s’est ouverte le 09 février 2023 se poursuit jusqu’au 31 juillet prochain.

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